En entreprise, nous sommes maîtres dans l’art d’habiller nos comportements par une rationalité de façade, comme nos décisions, même aberrantes. Pourquoi ? Les émotions sont-elles bannies du monde du travail ? Y sont-elles vues comme des signaux de mal-être ? Sont-elles un signe de faiblesse de tempérament ? Voir pis, de désordres psy ou comportementaux ? Comment, à l’intérieur des bureaux ou des ateliers, juge-t-on des larmes qui perlent, un ton qui s’élève, une voix qui tremble ? À la réflexion, personne n’aime s’imaginer dans une telle posture… Pourtant, on nous affirme dans des articles sérieux que l’intelligence émotionnelle est maintenant prise en compte parmi les critères de compétence… Pourtant, dans nombre d’entreprises, on invite les salariés à davantage de communication, à se montrer ouverts et participatifs, donc se risquer à se dévoiler dans des interactions personnelles…. D’un côté on nous prouve que l’entreprise en miroir de la société tout entière, tendrait à se déshumaniser et, d’autre part, on communique d’une volonté managériale davantage centrée sur l’écoute, l’empathie, l’assertivité… voilà bien des discours contradictoires !
Mais de quoi parlons nous exactement ? Ce méli-mélo pourrait-il être le résultat d’incompréhensions et de différences d’appréciation ? Une émotion, qu’est-ce que c’est ?
Première question compliquée. On peut dire que les émotions sont caractérisées par des sensations plus ou moins nettes de plaisir ou déplaisir, involontaires et invasives, accompagnées de modifications physiologiques et somatiques. Par exemple, la remarque d’un collègue me met mal à l’aise, je rougis, je ressens un serrement de gorge, un sentiment désagréable me fait venir aux lèvres des paroles de défense ou de justification, ma respiration a tendance à se bloquer, les muscles se crispent, je réponds d’une voix mal ajustée et véhémente et si, malheureusement, le collègue me répond de la même façon, nous voici tous deux en train de nous jeter des arguments à la figure… J’ai été prise dans une tornade émotionnelle qui mettra peut-être plusieurs heures à se calmer et je peux supposer qu’il en est de même pour le collègue.
Comme l’altercation se situe dans un contexte professionnel, nous sommes censés rester maîtres de soi et accomplir nos interactions dans le cadre de nos fonctions et dans un objectif de travail (et non dans un rapport affectif et sensible). Si on vient à nous demander ce qui s’est passé, nous parlerons de nos désaccords (en reprenant nos arguments) mais en aucun cas nous ne formulerons la scène comme une émergence regrettable de nos mondes émotionnels aussi confus qu’instables.
C’est pourquoi en médiation si nous, les protagonistes, évoquons la dispute, nous ferons référence à nos débats d’idées et différences d’appréciation sur un problème particulier. Nous soutiendrons que les mouvements d’humeur manifestés sont les conséquences de ces différences et non l’inverse : « parce que je ne suis pas d’accord… je me suis énervé… »
Ce n’est qu’en faisant un retour d’analyse, en prenant le temps de décortiquer les phénomènes d’actions et de réactions, que pourra émerger une autre façon de voir. On pourra se dire, le collègue et moi, que nous étions ce jour-là déjà énervés ou encore qu’il y avait déjà un passif entre nous ou encore que nous traînions tous deux des inconforts émotionnels personnels n’ayant rien à voir avec la situation présente… Ainsi, nous serions amenés à tempérer nos jugements abrupts en prenant en compte notre propre monde émotionnel, pas si clair que cela…. Si ce jour-là nous avions été davantage sereins, nous aurions eu un problème de divergence à régler et cela ne serait pas devenu un conflit chargé de ressentiment.
Quels enseignements tirer de cet exemple ?
En premier lieu, nous sommes entraînés dans nos réactions émotionnelles avant même de comprendre ce qui se passe. L’émotion se déclenche quelques centièmes de seconde avant toute pensée. Il n’est pas facile de qualifier cette sensation plus ou moins désagréable. Surtout, nous avons tendance à sous-estimer la puissance de nos émotions et à surestimer notre capacité de raisonnement.
Une fois la tempête apaisée, faire preuve d’intelligence émotionnelle serait d’abord de reconnaître la présence d’une émotion, savoir la nommer, comprendre ce qu’elle exprime d’important pour nous, comprendre pourquoi nous la ressentons et, enfin, en déduire une leçon. L’intelligence émotionnelle est un cheminement qui se relie à notre monde cognitif.
C’est ce cheminement, globalement, qui se réalise en médiation lorsque nous sommes amenés à revisiter une situation.
Mais en entreprise ce déroulé n’est pas facile. Car, dans ce contexte particulier, vient s’ajouter un élément capital et compliqué : l’image de soi, le regard des autres, le rôle que nous avons à tenir, la réputation. La dégradation de l’image de soi au travers du jugement public, est une blessure profonde, laquelle, pour le coup, nous précipite dans un monde émotionnel extrêmement perturbant, douloureux, tout en mettant en péril notre place au sein du groupe.
Je dis souvent aux futurs médiateurs de toujours prendre garde à ce qu’aucun médié ne perde la face devant l’autre, les autres. Dans toute entreprise, petite ou grande, le rapport à autrui est essentiel quel que soit le niveau hiérarchique. La catégorisation, l’étiquetage, sont rapides à se créer et difficiles à combattre. C’est d’ailleurs, en RPS, un des signaux d’alerte lorsqu’une personne est désignée d’un qualificatif dévalorisant. Les médiateurs connaissent ce phénomène banal d’une personne désignée comme « le problème » au sein d’une équipe. Quoi que nous puissions dire, quelle que soit la solidité de nos défenses internes, nous sommes vulnérables au retour des autres.
D’où, en entreprise, le soin pris (souvent inconscient) de montrer une image acceptable de soi, au risque de ne pas s’écouter, d’enfouir les aspects émotionnels, en les masquant derrière des logiques, des dialectiques. On peut ainsi paraître sensé, rationnel, fort. L’avantage de cette attitude de masque, est de faire barrage à ce qui pourrait être perçu comme intrusif vis-à-vis de notre monde intérieur. Le risque est de se perdre de vue, ne pas accéder à l’intelligence de l’émotion, à ce que celle-ci exprime de nos besoins, manques ou frustrations. Autrement dit, nous sommes maîtres dans l’art d’habiller nos comportements par une rationalité de façade, comme nos décisions, même aberrantes.
Lorsque des médiateurs expliquent leur choix d’intervenir en entreprise « parce qu’il y a moins d’émotions… » cela me laisse dubitative. Peut-être confondent-ils « émotion » et « expression de l’émotion ». Peut-être s’imaginent-ils qu’en restant fixés sur le problème présenté, celui-ci finira par être élucidé. C’est ce que font parfois des cabinets de conseils, parce qu’on leur demande. On analyse des problèmes de logistique, de gouvernance, d’espace bureaux, de process. Les rapports sont justes, les audits impeccables. Pourtant, une fois les directives appliquées, mal-être et conflits perdurent, ayant simplement changé de place ou de nature.
Qu’en déduire de la place de l’émotion dans l’entreprise ? D’abord qu’elle y est très présente, autant que dans les familles et n’importe quel groupe humain. Qu’elle est souvent masquée par des discours justificatifs qui aveuglent une partie de la réalité.
La médiation, par son approche ouverte et réflexive, fait revenir à une vision plus juste de la situation et des personnes, par l’équilibre entre intelligence émotionnelle, intelligence relationnelle et intelligence d’analyse.
Marthe Marandola