Médiatrices, formatrices en entreprise et thérapeutes, Geneviève Lefebvre et Marthe Marandola ont une pratique tout-terrain du changement. Auteures d’un livre lumineux sur « Le déclic libérateur », elles nous parlent de ces prises de conscience, discrètes ou foudroyantes, qui constituent le ferment de toutes nos mutations.
Nouvelles Clés : Notre dossier aborde la question des rythmes du changement. Cette distinction lents/rapides vous parle-t-elle ?
Geneviève Lefebvre : Pour nous qui avons accompagné de très nombreuses personnes dans leur évolution, tout changement, même brutal, est le résultat d’une germination lente, qui s’est faite secrètement au plus profond de notre inconscient. Le changement naît d’un état de souffrance, de confusion, de remise en question face à une situation nouvelle où, soudain, nos façons habituelles de résoudre un problème ne sont plus opérantes.
Marthe Marandola : Prenons l’exemple de la révélation foudroyante vécue par Katia, une des personnes interviewées dans notre livre sur le déclic. Alors qu’elle est au bord du suicide, cette femme, qui a vécu vingt ans dans la terreur d’un mari pervers et violent, ouvre un livre pris au hasard et lit une phrase qui lui arrête le cœur : « Ce qui nous arrive n’est pas ce que nous méritons, mais ce qui nous ressemble. » Cette phrase éclaire soudain toute son histoire comme si elle était
écrite pour elle à cet instant même. Grâce à ces mots, elle va sortir de sa position de victime du jour au lendemain. Mais avant le déclic, il y a vingt ans de cheminement.
N.C. : Pourtant, nombreux sont ceux qui disent avoir avancé en « sautant dans le vide », en tournant définitivement une page, un beau jour…
M.M. : Bougez, évoluez, changez ! Dans le discours dominant actuel, le changement est mis en avant, non plus seulement comme un fait, mais comme une valeur essentielle, au même titre que les grandes valeurs morales que sont la tolérance, le respect ou la solidarité. Et pour nous faire bouger, on nous fait croire qu’il existerait une situation idéale susceptible de nous rendre à 100 % heureux.
Derrière ce fantasme, aucun fondement philosophique, mais une justification consumériste. Plus on aspire à changer, plus on consomme. Dans notre pratique de médiatrices, nous voyons beaucoup de gens qui changent ainsi par coupures radicales, en espérant trouver une vie meilleure ailleurs. Se forcer à tout plaquer peut faire des dégâts énormes. Le changement doit être signifiant pour soi et pour les autres. Parfois il suffit de réajuster certaines choses là où on en est, plutôt que de laisser un champ de ruines derrière soi.
G.L. : Ce que nous constatons c’est qu’un changement réussi passe par le fait d’honorer son passé, de réunir des parties dispersées de soi, de recycler toutes ses expériences (conditionnements familiaux, mariages ratés, revirements professionnels, etc.). Évoluer vers d’autres aspirations, ce
n’est pas s’amputer, mais au contraire apprivoiser toutes les parties de soi-même, y compris ses ombres. C’est alors qu’on est prêts à tourner la page.
N.C. : Le déclic foudroyant peut-il nous amener à cette vision réconciliée de soi, qui serait comme le socle d’une évolution à venir ?
M.M. : Le déclic a la vertu de nous « désinstaller » de nos injonctions intériorisées (par exemple, « quand les enfants seront grands, tu pourras… », « quand tu auras gagné assez d’argent, tu oseras… », « pour avoir de la valeur, il faut accomplir quelque chose d’exceptionnel », etc.). Il nous arrache à nos représentations du monde, croyances, a priori, tous ces schémas que notre cerveau fabrique depuis qu’il expérimente le monde. Il nous ouvre à une compréhension renouvelée, pas forcément confortable, mais à même de ramener du désir et de la vitalité, pour relancer dans la vie au plus près de ce qui nous est devenu essentiel.
G.L. : Mais le déclic n’est pas toujours un tsunami qui bouleverse tout. La plupart des gens vivent de petites prises de conscience, si subtiles qu’ils les oublient aussitôt. Or, en nous poussant à désapprendre, à vivre plus librement, à nous interroger sur ce qui nous empêche d’être heureux, ces
prises de conscience, ténues ou fulgurantes, s’égrènent tout au long de notre évolution comme de petits miracles de créativité.
N.C. : Comment se connecter à cette intelligence créative qui propulse vers le changement ?
G.L : En lâchant prise ! Une fois notre conscient mobilisé par la question qui nous préoccupe, une part de notre inconscient, qui enregistre des informations implicites voire subliminales, prend le relais. C’est ce que le psychopédagogue Jean Piaget, spécialiste de l’apprentissage chez les jeunes enfants, a formalisé sous le nom d’« inconscient cognitif ». Le moi conscient est mobilisé, parfois jusqu’à l’obsession. Mais un mouvement s’amorce où nous percevons, à notre insu, émotions et ressentis qui préparent le retournement de perspective. La prise de conscience, ce pas de côté
intuitif, peut alors nous saisir au moment où nous nous y attendons le moins : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! »
M.M. : Les neurosciences montrent que dans le processus d’apprentissage, l’élève intègre les connaissances au moment où il a cessé d’écouter le professeur, quand il rêvasse. Ces moments de divagation, où l’esprit ne s’occupe plus consciemment du problème, ouvrent la porte de l’inconscient. Au cours de notre enquête, beaucoup gens nous ont dit avoir vécu leur prise de conscience en faisant une nouvelle rencontre, en pratiquant une activité qui mobilise d’autres sens
(je me réjouis d’ailleurs du retour du tricot et de la broderie), donc d’autres façons de réfléchir.
Soudain, on voit le monde autrement. C’est ça, la créativité : se mettre la tête à l’envers.
N.C. : Ceux qui disent changer « lentement » parlent souvent d’une longue traversée du désert avant d’aborder un nouveau cycle. Ils évoquent l’impatience, l’angoisse où ils étaient de ne jamais trouver d’issue.
G.L. : Lorsque notre être intérieur nous appelle à un très grand changement, qu’il va falloir faire le deuil de nos anciens paradigmes, nous passons presque toujours par ce long passage où tout est froid, où l’on s’isole, où personne ne nous comprend. C’est la « nuit obscure de l’âme » de Saint Jean de La Croix, ou encore le « passage au noir » dont parle l’alchimie quand tout est carbonisé. Pour l’avoir vécu et avoir accompagné dans ce passage de nombreuses personnes, je peux affirmer que s’ouvrir à la vacuité, accepter de se perdre, fait partie du chemin. Quelque chose finit par émerger, il
y a un jour une renaissance, un plus grand accord avec soi-même.
M.M. : Le changement stimule certaines personnalités, comme le chiffon rouge devant l’œil du taureau. D’autres, une fois la prise de conscience réalisée, passent à l’action beaucoup plus lentement, en ayant besoin de mûrir, d’écouter leurs peurs, de rencontrer parfois un thérapeute. Il n’y a pas de honte à prendre son temps. Il y a un temps pour la liberté et ce temps est propre à chacun.
N.C. : Vous avez le sentiment qu’en plus d’exhorter au changement perpétuel, notre société en normalise le rythme : il faut changer souvent et vite ?
M.M. : Bien sûr. Regardez tous ces séminaires qui proposent d’aller mieux en trois jours. Regardez ces entreprises où les cadres sont forcés de changer de poste tous les trois ans, même s’ils sont bons là où ils sont. Le discours actuel ne pose plus la question de la nécessité de changer (une nécessité intérieure), c’est le changement en soi qui devient primordial. En tant que formatrice dans les entreprises, je rencontre des salariés très culpabilisés de ne pas parvenir à tenir le rythme. C’est un système très destructeur, à la fois pour l’individu (broyé par cette course au changement) et pour
l’entreprise (car plus personne ne gère le long terme). Dans un groupe, quelqu’un qui n’aime pas changer sera excellent pour pérenniser une action et bien l’installer dans le temps. Celui qui s’adapte vite sera parfait pour trouver de nouveaux marchés. Or, aujourd’hui, de la femme de ménage au cadre dirigeant, tout le monde court. Nous affirmons qu’un homme qui prend le soleil sur un banc pendant une heure n’est pas un individu moins important que notre Président qui court partout ! Il est important de comprendre notre fonctionnement personnel vis-à-vis du changement. Car il ne s’agit pas de changer pour changer, ni de nous assouplir l’échine pour accepter le rythme effréné qu’on nous impose, mais de vivre au mieux ces évolutions que nous décidons pour nous-mêmes.
Par Claire Liagre pour Nouvelles Clés.